CHAPITRE II
KOVALL activa mentalement son circuit neural. Une infofenêtre s’ouvrit dans le néant – il fonctionnait ! Pour l’interroger, Nargess avait brisé les verrous mis en place par ses tortionnaires. À présent, il pouvait agir.
> Commande : accès au réseau.
Le logo de la DamalCo s’afficha en surimpression du drapeau d’Es Moravi. Au bas de l’infofenêtre, une ligne clignota :
> LIAISON TÉLÉTHÈQUES EN COURS.
Il n’en demandait pas plus.
La douleur continuait à l’assaillir de toute part. Mais dorénavant il avait le contrôle. Il ouvrit une seconde infofenêtre, appela le tableau de bord du médikit. Le logiciel se chargea, et un schéma anatomique multicouches s’afficha, montrant le champ de ruines qu’était devenu son corps. Des points jaunes indiquaient les endroits où se nichaient les biocapteurs qu’on lui avait injectés. Dans sa vision périphérique, des alarmes de survie clignotaient. Ses jambes n’existaient plus, de même que son système digestif. Le bas de sa colonne vertébrale était en miettes, le poumon gauche était rempli de sang. Arythmie cardiaque, hémorragie thoracique, déficiences endocriniennes graves… Tous les taux étaient dans le rouge.
Sa survie jusqu’à cette minute tenait du miracle. Mais elle ne durerait que le temps d’un miracle.
> LIAISON TÉLÉTHÈQUES ÉTABLIE.
L’infofenêtre se déploya et se recourba en une sphère de navigation virtuelle. Kovall la fit pivoter jusqu’aux services interplanétaires puis sélectionna la zone bancaire. Un compte orbital résidant dans une spatiocénose[1] quelconque existait déjà à son nom, alimenté par tous les pots-de-vin qu’il avait reçus ces vingt-cinq dernières années. Il entra son cryptogramme, composa le compte numéroté.
> COMPTE 4386437-91120-17 OUVERT, confirma l’ordinateur.
Il confia à une agence immobilière le soin d’acquérir l’entrepôt où il gisait et lui vira un généreux acompte afin d’accélérer la procédure. Ainsi, il serait tranquille. Puis il contacta l’armurier de la préfecture de Larsande, qu’il connaissait bien, et lui acheta – cash et anonymement, s’assurant ainsi de son silence – une mitrailleuse à impulsion télécommandée S&B 68m, pourvue d’un réducteur de sons et montée sur trépied mobile. Il la fit livrer sous deux heures devant l’entrée de l’entrepôt.
Le contrat d’acquisition de l’entrepôt s’afficha. Kovall valida l’achat sous un nom d’emprunt et prit aussitôt possession des codes d’ouverture de la porte principale et des alarmes. Il acheta un chariot de manutention automatique dans un entrepôt voisin ainsi que sa licence de téléconduite et le dirigea à l’entrée de son propre site. Enfin, il retourna dans les téléthèques et contacta le docteur Meranis.
Dix ans auparavant, Kovall avait mené une enquête sur un trafic de drogue qui avait touché la plupart des mondes dirigés par la DamalCo. Il s’agissait d’une attaque en règle d’une firme multimondiale concurrente. L’introduction de psychotropes à bas prix était l’un des moyens les plus efficaces pour affaiblir une colonie, mais elle nécessitait des complicités dans le corps médical local. Meranis avait été l’un des pourvoyeurs, et Kovall l’avait découvert. Mais il ne l’avait pas dénoncé. En échange de son silence, le docteur lui rendait de menus services comme la fourniture de drogue à ses indicateurs.
Meranis était sorti. Kovall refoula son affolement puis laissa un mot sécurisé dans sa messagerie, avec l’adresse de l’entrepôt.
Deux heures plus tard, un camion déchargea un lourd conteneur cubique sur l’aire de livraison. Kovall avait déjà programmé le chariot pour qu’il ouvre le conteneur et installe la mitrailleuse S&B à l’entrée. Il enclencha le système de protection rapprochée puis vérifia son fonctionnement.
Sa messagerie bipa. Meranis. Kovall ouvrit une infofenêtre de dialogue.
> Que se passe-t-il ? Quand donc me ficheras-tu la paix ?
> Où es-tu ? demanda Kovall.
> Devant l’entrepôt. Je t’attends, mais il n’y a personne. Bon sang, est-ce que tu vas me dire…
> Tu as ce que je t’ai réclamé ?
> Oui. Un de tes indics s’est fait descendre et tu comptes sur moi pour le rafistoler, c’est ça ?
> La ferme ! La porte de l’entrepôt va s’ouvrir. Tu la franchiras, et elle se refermera derrière toi. Je suis au milieu de l’entrepôt.
Kovall vérifia que la S&B était prête à faire feu et télécommanda l’ouverture de la porte. Une silhouette se détacha. Un homme alourdi de deux sacs volumineux.
« Cette odeur… Merde, qu’est-ce que c’est que cette boucherie ? »
Kovall l’entendit directement. Ce n’était plus la peine de passer par le réseau. Meranis étouffa un juron en apercevant les entrailles et les lambeaux d’épiderme répandus autour de lui… la masse palpitante jonchant le béton. D’une poitrine béante saillaient quelques côtes.
« C’est toi ? Oh, bon sang… »
Il alla déposer ses sacs à l’écart.
« Désolé de t’entraîner là-dedans, Meranis, dit Kovall. Je t’aime bien, et ce que je vais te demander t’attirera sans doute pas mal d’ennuis. Mais, comme tu peux le voir, je n’ai pas le choix. »
Les narines froncées par l’atmosphère viciée, Meranis haussa les épaules.
« Laisse tomber ton baratin… Merde, si j’avais la moindre once de compassion pour toi, je flanquerais un coup de pied au médikit qui te maintient en vie. Ça t’épargnerait bien des souffrances inutiles.
— N’essaie surtout pas de te montrer compatissant. Mon garde du corps, derrière toi, te criblerait de balles. »
Il fit pivoter la mitrailleuse de quelques degrés sur son trépied afin de faire bourdonner ses servomoteurs. Meranis grimaça.
« Toujours aussi soupçonneux.
— Ça ne m’a pas empêché de me faire avoir. Mais avant tout… »
Une tempête de douleur électrifiée ravagea son cerveau, le forçant à s’interrompre. Il reprit avec difficulté :
« D’abord… D’abord, je veux que tu vérifies si mon médikit tiendra le coup. Il fonctionne sans discontinuer. »
Meranis retira son manteau, enfila une blouse verte et un masque de chirurgien piochés dans un de ses sacs, fit claquer de longs gants stériles et s’exécuta. Puis il entreprit de monter un caisson.
« Parle-moi », fit Kovall.
Le médecin secoua la tête.
« Le médikit tiendra le coup. Mais… sincèrement, tu crois pouvoir t’en tirer ?
— Je n’en sais rien. Combien de chances tu me donnes ?
— Une sur mille… sur un million plutôt. Laisse-moi te débrancher. Crois-moi, tu gâches ton argent. Demain tu seras mort.
— Tu n’es pas sur mon testament de toute manière. Ne t’inquiète pas, je survivrai. Il y a certaines choses que je dois régler. »
Meranis brancha un biosynthétiseur sur le médikit. Il souleva la carcasse avec délicatesse – une nuée de bulles colorées envahit Kovall comme le sang affluait dans son cerveau imbibé d’analgésiques – et la déposa dans le caisson.
« Tu veux te venger ? Des types capables d’éplucher quelqu’un comme un oignon te feront à nouveau la peau aussi facilement qu’on claque des doigts. » Tout en parlant, il enfilait un drain dans le poumon engorgé. Une pompe se mit à ronronner. « Mieux vaut t’enfoncer dans le crâne que tu n’es rien face à eux : juste un fonctionnaire stipendié sur une planète de troisième zone, dont on a jugé bon de se débarrasser. »
C’était vrai jusqu’à aujourd’hui. Je n’étais rien. Dorénavant, je leur apprendrai à qui ils ont affaire. Je leur montrerai ce qu’ils ont créé.
« Cesse de m’appeler Kovall. Hhhh… Léodor Kovall est mort tout à l’heure.
— Alors comment faut-il t’appeler ? »
Le nom qu’il avait utilisé pour son compte bancaire serait trop facile à repérer. Il fit défiler l’annuaire des téléthèques.
« Valrin. Valrin Hass. »
Meranis inséra une bouteille de glucose dans un réceptacle du médikit et brancha le biosynthétiseur. Puis il essuya ses mains souillées de sang sur sa blouse.
« D’accord. Va pour Valrin Hass. »
Les tissus étaient trop abîmés et avaient séjourné trop longtemps dans l’air tiède de l’entrepôt pour être d’une quelconque utilité en vue d’une greffe : il ramassa les organes et les incinéra. Il ne conserva que des fragments d’os aux fins d’une récupération éventuelle de cellules souches multipotentes et enfin vaporisa une solution antiseptique sur le sol.
« Qu’est-ce que tu comptes faire ? questionna-t-il ensuite.
— Tu seras mes bras et mes jambes, le temps de me faire greffer de nouveaux membres. »
Meranis secoua la tête.
« Ton corps a été martyrisé. Il ne supportera pas de greffe avant plusieurs semaines. D’autre part, ça suppose de faire croître des organes en cuve à partir de cellules souches, sous forme directement adulte. Avec les techniques actuelles, cela prendra deux mois, à supposer que tu disposes des fonds nécessaires.
— L’argent ne sera pas un problème.
— Tu souffriras beaucoup.
— J’ai surmonté la douleur. »
Sous chacune de ses paroles affleurait une sourde menace, tel un scorpion sous une pierre. Le médecin demeura silencieux, impressionné malgré lui. Il savait que des traumatismes majeurs engendraient parfois des altérations définitives du comportement ; après une chute banale, des psychopathes devenaient d’honnêtes hommes, des hétérosexuels se mettaient à désirer les représentants du même sexe ou vice versa… Cela n’empêchait pas Meranis d’être saisi d’une peur presque superstitieuse. Il lui semblait que l’esprit de Kovall avait voyagé au pays des morts et en avait rapporté une substance noire et poisseuse qui lui engluait l’âme : une haine incommensurable, enracinée en lui et dont la sève vénéneuse irriguait ses veines jusqu’au moindre capillaire. N’importe qui aurait préféré mourir plutôt que continuer à vivre cet enfer larvaire. Kovall était bel et bien mort, Meranis avait cessé d’en douter. Quant à la créature du nom de Valrin Hass qui était née… mieux valait ne pas songer à ce qu’elle était capable de faire.
Il se mouilla les lèvres avant d’annoncer :
« Je vais devoir aller à l’hôpital pour chercher du matériel plus adéquat. Tes globules blancs éradicateurs sont si peu nombreux qu’il t’est impossible de répliquer à un taux normal d’altérité. Le caisson est prévu pour garantir une asepsie absolue, mais tu as traîné par terre et, tant que tu n’es pas cautérisé, tu risques une infection généralisée.
— Pas question que tu sortes. Je ferai livrer ici tout ce dont tu as besoin. »
Meranis fit un large geste dans l’entrepôt vide.
« Tu veux que je vive ici ?
— Il faudra bien. Fais-moi une liste. »
Meranis poussa un profond soupir.
Les jours qui suivirent, Valrin Hass les passa entre la vie et la mort. Le médikit le sauva d’extrême justesse d’une embolie pulmonaire. Meranis lui injecta des nanorodes de reconstruction cellulaire, véritables micro-usines analeptiques. Il compléta l’installation par une batterie de sacs colorés accrochés au caisson, qui perfusaient à heure fixe, par les trompes molles d’un cathéter thoracique et de sondes abdominales, des fluides acides dont l’empreinte froide découpait le réseau sanguin de Valrin couche par couche. Les sacs contenaient des électrolytes, mais aussi les capsules de biomatériaux destinés aux nanorodes rampant dans ses veines et ses artères. L’arche d’un tomographe multispectral passait et repassait au-dessus de son corps, son glissement huilé marquant chaque minute de la journée.
L’isolement sensoriel, la rémanence des souffrances endurées et les stimuli bien réels fusant de son corps en réparation le forçaient à focaliser son esprit sur un objectif. Cet objectif avait envahi l’intégralité de sa conscience, comme un parasite malin, et l’empêchait de se suicider : Qui est à l’origine de tout cela et comment parvenir à le faire payer ?… La fille sans ongles. C’est d’elle que tout est parti. Il faut que je la retrouve. Une énergie formidable s’enracinait en lui. Une haine démesurée, impossible à arracher, dont il ne percevait pas encore les limites mais qui montait jusqu’aux étoiles.
Meranis lui greffa ses nouveaux yeux. Pour ces organes, il avait dû passer par une filière semi-clandestine et craignait que leurs performances n’en aient souffert. Après leur réception, il les examina minutieusement. Puis il releva la tête et demanda :
— Dis-moi, de quelle couleur étaient tes yeux d’avant ?
— Je ne me rappelle pas. Bleu clair ou vert clair. Ou entre les deux.
— Ceux-ci sont ténébreux comme des tombes. En principe, tu devrais voir avec plus de netteté que tes yeux d’origine, puisque le liquide de ton cristallin est à nouveau aussi pur qu’au jour de ta naissance… à supposer qu’ils fonctionnent.
Kovall le rassura sur ce point : deux jours plus tard, il voyait par ses propres yeux et non plus par son implant neural relié à la caméra de sa mitrailleuse. Pour le moment il n’y avait rien à voir, son univers se résumant à un bout de toiture d’entrepôt. L’extérieur ne se manifestait que par les trépidations quotidiennes provoquées par les départs de conteneurs magnétiques le long de l’ascenseur. Jusqu’alors, l’homme qui avait été Léodor Kovall ne les avait jamais remarqués.
Quelque part dans les sous-sols d’une clinique du nord de Larsande, des intestins, un estomac, un foie et un pancréas mûrissaient ; ailleurs, dans un hôpital d’une ville de l’Est, c’étaient quatre mètres carrés d’épiderme et des os spécialement moulés. En sept points différents d’Es Moravi, on construisait une créature du nom de Valrin Hass.
Il dut déconnecter le détecteur de sons de l’entrepôt, qui déclenchait l’alarme dès que les cauchemars le faisaient crier, au moins deux à trois fois par nuit. Des rêves de labyrinthes piégés et de lianes écarteleuses qui tiraillaient son passé, le déformant jusqu’à le rendre méconnaissable. Il regrettait alors de ne pouvoir remplacer les zones inutiles de son cerveau comme il remplaçait ses organes.
Se simplifier pour penser plus vite, plus efficacement, imagina-t-il. Vider mes souvenirs comme un grenier rempli de caisses et de vieux cartons, pour faire de la place. Ne plus garder que la haine.
« La nuit prochaine, grommela Meranis un matin, je te bâillonnerai. Tes hurlements m’empêchent de dormir.
— Ce sont mes souvenirs qui se consument dans ma chaudière interne, ricana Valrin. Ne t’inquiète pas, bientôt je serai à nouveau vierge. »
Nuit et jour, il s’activait sur les téléthèques. Autant pour peaufiner sa nouvelle identité que pour échapper à la prison de son corps mutilé. Il programma son circuit neural pour être réveillé lorsque ses périodes de somnolence excédaient une demi-heure.
« Tu as appris quelque chose sur tes agresseurs ? s’enquit Meranis au bout de deux semaines.
— Pas pour le moment. Je risquerais de me faire repérer. Ce genre d’organisation bénéficie de puissantes protections. »
Il acheta un entrepôt voisin et déménagea. Il laissa sur place la mitrailleuse et des explosifs réglés pour se déclencher en cas d’effraction. Meranis considéra son nouveau gîte où il venait de rebrancher les systèmes de sécurité.
« Sans la mitrailleuse, tu n’as plus de moyen de rétorsion sur moi, fit-il remarquer. Je pourrais profiter de ton sommeil pour m’enfuir.
— C’est moi qui télécommande l’ouverture de la porte.
— Je pourrais te menacer d’arracher ton cathéter thoracique. Tu serais forcé de m’obéir.
— Je n’ai pas besoin de moyens de rétorsion, mes ennemis sont les tiens. Tu sais comme moi ce qui est arrivé à tous les témoins qui ont approché la fille à l’origine de tout. Si tu pointes le bout de ton nez, ils t’élimineront. »
Meranis se contenta de soupirer.
Alors que tombaient les premiers flocons de neige de l’hiver, les organes internes et les bras arrivèrent à maturité. Un camion les déposa devant l’entrepôt leurre. Le chariot de manutention de Valrin alla les chercher, laissant deux traces sombres dans la fine couche de neige qui tapissait l’aire de livraison. Avec l’aide du médikit, Meranis les lui greffa.
Au cours du mois suivant, l’effondrement du système immunitaire de Valrin tapissa de feu l’intérieur de son crâne, et sa bouche de champignons qui rendirent son élocution pâteuse. Le matin, il s’éveillait dans des tremblements lourds de sueur. Son nouveau système digestif lui fit dégorger une bile glaireuse puis une diarrhée presque pareille à du lait. Ces spasmes serpentins le laissaient exténué et pantelant… mais il n’était plus un homme-tronc.
Meranis surveillait les à-coups de ses intestins tandis que le médikit bloquait les réponses de son système neurovégétatif afin de l’empêcher de vomir en continu.
« Tous les nouveau-nés connaissent cette douleur quand leurs intestins se mettent en route. C’est tout à fait normal. »
Un sourire crispé fendit le visage de Valrin.
« Un nouveau-né. C’est tout à fait ce que je suis. »
La nourriture elle-même évoquait de la bouillie pour bébé, mais au moins il pouvait manger seul. Ensuite il put passer à des aliments plus solides. Il se piqua alors le gras de la paume avec la pointe de sa fourchette. La douleur afflua, chaude comme un liquide ; aussitôt, il ferma le robinet. Il appuya la pointe jusqu’à faire jaillir le sang. Et en lui-même il creusa un lit dans lequel la douleur s’écoula hors de lui, jusqu’à son tarissement complet.
Quand les jambes furent livrées par paquets séparés, Meranis transféra son patient dans un caisson plus grand. Il modifia ses empreintes digitales et le timbre de sa voix.
Une chaîne de TV locale diffusait une image du fleuve Polcher charriant les ultimes glaçons d’un hiver tardif.
« Ma reconstruction est achevée, déclara Valrin, la voix encore rauque. Ma convalescence commence.
— Cela ne sera pas plus facile pour autant », fit remarquer Meranis.
Le médecin avait maigri. Il dormait sur un matelas d’hôpital autonettoyant jeté à même le sol, mangeait dans des barquettes préconditionnées, se soulageait dans des toilettes chimiques installées entre deux paravents déployés. Valrin l’approvisionnait d’abondance en alcools forts.
Grâce aux téléthèques, il suivait l’actualité des multimondiales, ces agrégats écopolitiques qui se partageaient la galaxie : guerres commerciales entre planètes, fusions, interventions paramilitaires, défoliations sauvages, exterminations de clans primitivistes…
Il n’avait jamais été porté sur les armes à feu, mais très vite il devint un expert en la matière.
La nuit, il ne criait plus. Ses cauchemars s’étaient enfouis plus profond, tels des charbons incandescents s’enfonçant sous une gangue de glace. Mais parfois ses nerfs nouvellement connectés par les nanorodes charriaient des décharges électriques qui le faisaient ruer dans son caisson. Elles irradiaient de son bassin et des articulations pour s’épanouir sous sa peau rosâtre en arbres de douleur violette.
« Tous les reconnectés connaissent ce phénomène, lui assura Meranis une fois encore. Tes terminaisons nerveuses s’activent. En attendant, demande au médikit d’augmenter ton taux de sérotonine. »
Ces paroles étaient inutiles, Valrin n’avait jamais réclamé de réconfort.
C’est pour moi que je les prononce, se dit le médecin. Pour avoir l’impression de parler à un être humain.
Meranis ouvrit le couvercle du caisson, et Valrin se redressa avec difficulté.
L’air de l’entrepôt afflua à ses narines. Pendant des semaines, il avait dû se contenter d’une atmosphère filtrée et des relents écœurants de sa chair médicalisée. Le médecin lui souleva les pieds et lui enfila des chaussons, observant avec une satisfaction professionnelle la chair de poule grumeler sa peau : les strates dermiques avaient pris et les terminaisons nerveuses fonctionnaient à merveille.
Valrin posa lui-même les pieds par terre. Puis ce furent les premiers pas, chancelants comme ceux d’un vieillard. Meranis restait derrière lui, prêt à le soutenir quand il tomberait. Ce qui se produisit au bout de trois pas.
« Tes muscles sont presque inexistants, il te faudra du temps pour les fortifier.
— J’en ai assez perdu ! grinça Valrin. Tu vas devoir accélérer les choses.
— Il m’est impossible de…
— Fais-le ! »
Meranis lui procura un exosquelette de rééducation et le bourra d’accélérateurs de croissance. En deux semaines, Valrin pouvait se lever et marcher tout seul.
Un matin, Valrin décortiqua tout seul son exo et fit quelques pas dans l’entrepôt. Il pivota et regarda le médecin.
« C’est fini, Meranis.
— Tu es encore faible…
— À partir d’aujourd’hui, je peux me prendre en charge. »
Les épaules de Meranis s’affaissèrent.
« Que comptes-tu faire de moi ? »
Valrin ébaucha un sourire.
« Je t’ai fabriqué une nouvelle identité. Tu es libre de partir. Mais si tu veux un conseil, quitte Es Moravi au plus tôt. Merci… de m’avoir redonné chair. »
Le médecin hocha la tête d’un air incertain. Il s’achemina vers la sortie. Avant d’ouvrir la porte, il se retourna.
« Est-ce que… tu as une piste ? »
Valrin secoua doucement la tête.
« Je ne peux rien te dire.
— Je comprends. Adieu.
— Adieu. »
La porte coulissa et il sortit. Une seconde plus tard, un bourdonnement assourdi – drrrrrrrrrrr – retentit à l’extérieur. Valrin ferma les yeux. Il avait peur de pleurer – ou plutôt de s’apercevoir que ses larmes étaient hypocrites.
Désolé, vieux. Je ne pouvais prendre le risque de te laisser en vie. Au moins, ça a été rapide.
Mais ces paroles de pure forme cachaient mal la froide indifférence qui pesait sur lui. Meranis lui avait confié que des lésions des lobes frontaux pouvaient provoquer des pertes d’affectivité. On se sentait blasé, aussi insensible qu’une vieille infirmière. Or ses tortionnaires ne lui avaient pas physiquement endommagé le cerveau.
Est-ce que j’ai jadis éprouvé quelque chose de profond pour moi-même ou pour autrui ?
Aujourd’hui, il en doutait. Au moins, il se posait la question : une machine dépourvue d’émotions ne se la poserait pas. Mais c’était une piètre consolation.
Il décida de ne plus y penser et jeta un coup d’œil au caisson qui lui avait servi de matrice. Là où sa haine avait eu tout le temps d’incuber. À présent, il était prêt.
Prêt pour la vengeance.